LA VILLA KUJOYAMA

Empreinte — Chawan
Porcelaine Tournée — Émail Galaxy — 7cm / Ø:11cm
© Sandrine Pigeon

Le projet que j’ai présenté pour ce programme de résidence s’intitulait Le goût du jour, artisan et inconnue. Le CHAWAN  01 - à la fois objet du quotidien et objet sacré - était au coeur de cette recherche. Cet intitulé m’invitait à vivre dans « l’ici et maintenant ». Il faisait référence aux textes de Soetsu Yanagi, notamment sur la question des frontières entre artisanat et art.

Voici un extrait du projet que j’ai présenté :

« Aller au Japon, c’est goûter le Japon. Vivre des instants, des lumières, des saveurs, des objets, des personnes. Mon action sur place s’articulerait autour de trois pratiques :

1 — Collecter des céramiques.
À la manière de Soetsu Yanagi dans sa recherche philosophique et esthétique qui a aboutit à la création du Nihon mingeikhan (Musée des Arts et traditions populaire) de Tokyo, je souhaite organiser mon voyage autour de visites d’ateliers ou de petites manufactures et y acquérir des céramiques. En collectant des objets, Yanagi a créé une unité, une oeuvre à part entière.

2 — Fabriquer des chawan.
En m’appuyant sur le livre de Penny Simpson The japanese pottery handbook, j’aimerais parcourir le Japon et aller chez différents céramistes pour y fabriquer des chawan. Tester leur terre, leurs émaux, observer leurs modes de cuisson. Échanger sur nos façons d’aborder ces objets. Pratiquant exclusivement la cuisson en four électrique, j’aimerais en apprendre davantage sur la cuisson au bois.

3 — Faire des photos.
La photographie, comme la céramique, fait partie de mon quotidien. Capturer des instants, des lumières, des couleurs, des ambiances. Faire des photos me nourrit, m’inspire. Quand je fabrique un bol, il existe un temps incompressible entre le moment où je prépare la terre et le moment où je sors la pièce du four. Alors que la pratique céramique s’installe dans le temps, la pratique photographique se joue dans l’instant. Cette instantanéité me fait du bien. »

Chawan

Chawan en cours de fabrication — Terre de Bizen
Villa Kujoyama — mai 2016

L’enseignement de techniques japonaises que j’ai reçu entre 2005 et 2010 portait essentiellement sur la production d’objets utilitaires. L’apprentissage de la fabrication du chawan induisait une posture différente : il s’agissait de tourner des objets en série de façon spontanée ; faire une première sélection, tournasser 02 puis procéder à une nouvelle sélection en allant vers la soustraction. Chaque bol à thé devait avoir son identité propre, une autonomie, se suffire à lui-même. Je sentais que je n’avais qu’un aperçu de ce que représentait cet objet ; j’avais encore tant à comprendre. Alors que j’avais essentiellement travaillé le chawan au tour, je ressentais le besoin d’aller vers une pratique plus lente et plus ancrée dans la matière : modeler à la main, avec le moins d’outil possible ; opérer un retour à l’essentiel.

J’ai résidé à la Villa Kujoyama de janvier à juin 2016. Ce temps m’a permis de rencontrer la céramique traditionnelle et contemporaine dans ses nombreux aspects. J’ai pu aussi confronter l’enseignement de techniques japonaises que j’avais reçues en France à leur territoire originel.

Une fois arrivée sur place, j’ai adapté ma recherche aux différentes contraintes et opportunités et ai décidé de limiter mes déplacements : les échanges que j’ai pu avoir avec différentes personnes m’ont fait prendre conscience de la richesse du patrimoine céramique du Kansaï : à Kyoto, la famille Raku, la maison-atelier de Kanjiro Kawai, le quartier des potiers de Gojo... Aux alentours, les villes de Shigaraki, Shiga, Iga, Sasayama étaient tout autant de pistes à explorer.

Matcha

Théiers — Entreprise Marukyu Koyamaen
Uji — avril 2016

Le chawan est le bol utilisé pour boire le thé matcha 03.

Au XIIe siècle le moine Eisai (1141-1215), fondateur de la secte Rinzai du bouddhisme Zen introduit le thé au Japon après avoir séjourné en Chine. Les moines chinois l’utilisaient comme stimulant pour rester éveillés pendant leurs longues heures de méditation. Il était d’usage en Chine de réduire les feuilles en poudre très fine avant de la battre dans un bol. Cette méthode du thé battu a ensuite été délaissé par les chinois. Le Japon l’a préservée en l’intégrant au rituel du chanoyu 04.

« Parfois appelé sado, chado, ou chanoyu, la cérémonie de thé devint une forme de loisir éclectique combinant, entre autres, architecture, aménagement d’intérieur et de jardins, arrangement floral, peinture, cuisine et célébration rituelle. Le pratiquant de thé accompli devait être capable d’organiser toutes ces composantes (sans oublier les invités) en un événement artistique tranquillement réjouissant et thématiquement cohérent. Le but sous-jacent de la cérémonie, à son apogée, était de réaliser l’univers du wabi-sabi 05 dans sa plénitude. Les premières sources d’inspiration des principes métaphysiques, spirituels et moraux du wabi-sabi furent les idées de simplicités, de naturel, d’acceptation de la réalité qu’on retrouve dans le taoïsme et le bouddhisme Zen chinois. Le Zen insiste sur une vision directe, intuitive de la vérité transcendantale, au-delà des conceptions intellectuelles. Au coeur du wabi-sabi, comme du Zen, se trouve l’idée qu’il importe de dépasser les manières conventionnelles de considérer et de penser les choses/l’existence. Le «non-être» occupe une position centrale dans la métaphysique du wabi-sabi, de même que dans le Zen. » I

Les meilleurs qualités de matcha sont produites à Uji au sud-est de Kyoto. Le cultivar le plus utilisé pour la production de ce thé est le samidori 06. Les champs de théiers (Camélia sinensis 07) sont couverts en fin de production pour réduire leur exposition au soleil. Les arbustes ne pouvant effectuer leur photosynthèse, ils compensent en produisant plus de chlorophylle et d’acides aminés. La cueillette est tardive, à la fin du printemps. On retire les nervures des feuilles de thé, on obtient ainsi le tencha 08. Celui-ci est ensuite réduit en poudre entre des meules de pierres. Pour le servir, la poudre obtenue est diluée avec une eau à environ 75°C et battue à l’aide d’un chasen 09 (fouet en bambou). Celui-ci permet de donner une consistance mousseuse au thé. Le usucha 10 (thé dilué) produit un thé léger et un peu amer. Le koicha 11 (thé épais) produit un thé plus doux est presque exclusivement servi au cours de la cérémonie du thé. Selon les codes, on boit le matcha en trois fois. Du fait de son goût légèrement amer, le matcha est traditionnellement accompagné d’un wagashi 12 (pâtisserie) que l’on déguste avant de boire.

25 chawan Avant cuisson

(Un)fired — 25 bols à thé crus.
Mise en forme à la pince.
Porcelaine ; Terres de Bizen, Shigaraki et de Uji.

La pratique de la céramique crée un ancrage dans la matière et la vie d’atelier nécessite de l’espace, de l’organisation, de l’outillage... Le contexte d’une résidence à l’étranger demande de s’adapter à une nouvelle situation, donc à inventer un nouvel espace d’atelier

À la Villa Kujoyama j’ai pu organiser un petit espace de travail dans mon studio. Comme il était assez réduit, cela m’a conduit à aller à l’essentiel, en travaillant à la main avec le moins d’outils possibles. Je vivais avec ces pièces dans un rapport quotidien.

J’ai acheté de la terre de Shigaraki et de la porcelaine. Grâce à Shiro Shimizu j’ai pu obtenir de la terre de Bizen et Yusuke Matsubayashi m’a transmis de la terre Kaze de leur carrière familiale à Uji.

Lors d’une discussion avec Shiro Shimizu, il a expliqué qu’il se laissait guider par la terre durant le façonnage. Cet aspect m’a interpellée et j’ai donc adopté une posture nouvelle au moment du modelage. J’ai développé une attention plus grande en laissant la terre m’amener là où elle voulait que j’aille. Je constatais que les terres induisaient différentes possibilités ou impossibilités, que j’utilisais mes outils différemment, que chaque type d’argile m’invitait à créer des chawan de formes et de tailles différentes.

Les questions de l’espace de travail et des matières premières étaient résolues, mais je ne savais pas où j’allais pouvoir cuire ma production. Utiliser un four électrique n’avait pas vraiment de sens pour moi. J’ai donc décidé de proposer à des céramistes rencontrés durant mon séjour de cuire des pièces dans leur propre four. J’ai sollicité Eiji Uematsu, Tani Q, Takeshi Shimizu, Shiro Shimizu, Yusuke Matsubayashi.

Quelques semaines après avoir transmis les invitations, j’étais heureuse d’apprendre que tous les céramistes acceptaient de participer à ce projet. Christian Merlhiot (alors directeur de la Villa Kujoyama) et Hirokazu Tokuyama (alors commissaire d’exposition à la galerie @KCUA) m’ont proposé de présenter ces pièces à la galerie de l’Université des Arts de la Ville de Kyoto ; proposition que j’ai acceptée. Les 25 pièces crues y ont été présentées du 11 au 17 juin 2016.

Voici les quelques mots énoncés à l’occasion de l’événement de clôture de l’exposition, qui correspondait aussi à la fin de mon séjour :

«Bonjour à tous et merci d’avoir répondu présents à cette invitation ; je remercie Hirokazu Tokuyama et Mizuho Fujita qui représentent la galerie @KCUA ainsi que Madame Fushô de l’entreprise Yamamoto. Merci aussi à toute l’équipe de la Villa Kujoyama pour son soutien précieux.

Quand j’ai écrit mon projet autour du bol à thé, j’étais loin d’imaginer tout ce qu’il pouvait représenter : tant dans son ancrage culturel que dans son évocation symbolique.

Au départ, je pensais voyager au Japon, aller d’atelier en atelier pour fabriquer des bols à thé ; ma main étant un élément invariable alors que les terres, glaçures et cuissons étaient amenées à changer. Puis j’ai découvert progressivement la richesse de la céramique du Kansaï.

Quand j’ai été reçue chez les céramistes, le bol à thé donnait déjà beaucoup à sentir des personnes qui m’accueillaient. De ce que j’ai pu expérimenter de la Voie du Thé, ce qui me touche est qu’elle crée un espace-temps propice à la rencontre. La ritualisation des gestes allonge le temps ; le pavillon de thé est un espace retiré du monde qui crée un moment privilégié de rencontre avec l’autre.

La souche qui sert ici de support provient de l’atelier de l’entreprise Yamamoto. Cette pièce de cèdre, âgé de 300 ans, évoque le pavillon de thé puisque c’est le matériau utilisé pour sa fabrication.

Durant le façonnage de ces bols, je n’ai pas cherché à trouver mon style mais plutôt à me laisser imprégner par tous ces objets que j’ai pu voir, toucher, sentir pendant ma résidence… Ils sont présentés inachevés ; je laisse maintenant la main aux 5 céramistes rencontrés ici : Eiji Uematsu de Iga, Tani Q de Shigaraki, Takeshi Shimizu de Tamba, Shiro Shimizu de Kyoto, Yusuke Matsubayashi de Uji.

Mon séjour au Japon s’achève et le processus continuera en mon absence. La pratique de la céramique apprend à jouer avec le risque. Je prends le risque de vous les confier ; vous acceptez le risque d’achever leur fabrication. Avant d’arriver au Japon ; je pressentais que beaucoup de choses allaient m’échapper et j’ai décidé de laisser aller, de ne pas être dans le contrôle.

Mon projet pour ce programme de résidence à la Villa Kujoyama s’intitulait "Le goût du jour, artisan et inconnue", référence au livre de Soetsu Yanagi. Je me positionnais clairement comme artisan et pourtant nous voici dans une galerie d’art contemporain. Là encore, j’ai laissé les choses m’échapper. Le processus de ce projet a autant d’importance que son résultat : ces pièces sont les supports de rencontres.

J’ai rencontré différentes terres qui m’ont amenée vers différentes formes. Les céramistes vont rencontrer mon regard. Ces bols vont rencontrer le feu. Après la cuisson, j’espère qu’ils serviront, au Japon et en France, à créer de nouveaux moments de rencontre.»

25 Chawan Après cuisson

(UN)FIRED - installation
Villa Kujoyama - avril 2017 - ©Jeanne Gailhoustet

Dans un second temps, les pièces achevées ont été exposées à la Villa Kujoyama du 12 au 21 avril 2017, à l’occasion du séminaire «Intelligence collective, construction de nouveaux savoirs».

Au premier plan, 15 chawan sont installés, ce sont les pièces que je conserve. Au second plan, les pièces que je transmets aux céramistes à l’issue du projet.

La structure en bois a été dessinée par Sebastien Barat et Benjamin Lafore, architectes résidents à la Villa Kujoyama en 2016. Elle a été fabriquée en collaboration avec des étudiants de l’Université des Arts de la Ville de Kyoto ( Kana Kimono, Kana Munetsugu, Yuri Nakai Et Haru Teraoka ).

Retranscription (traduction) effectuée à l’issue du séminaire Intelligence collective, construction de nouveaux savoirs à la Villa Kujoyama le 15 avril 2017.

Christian Merlhiot :
« Le travail que présente aujourd’hui Émilie Pedron est le fruit d’une collaboration avec cinq céramistes japonais et l’aboutissement d’un processus de fabrication partagé. Chaque céramiste a reçu cinq bols réalisés par Émilie qu’il s’est agi de cuire et d’émailler selon ses propres techniques. Un an après cette résidence au Japon, il est important aujourd’hui pour la Villa Kujoyama de rendre visible ce travail, de montrer ces objets et de donner la parole à tous les collaborateurs de ce projet pour en recueillir l’expérience. »

Emilie Pedron :
« Bienvenus à tous pour le second volet du projet (UN)FIRED. Je remercie les cinq céramistes d’avoir accepté de participer à ce projet et d’être présents aujourd’hui avec nous : Eiji Uematsu de Iga, Tani Q de Shigaraki, Takeshi Shimizu de Tamba, Shiro Shimizu de Kyoto, Yusuke Matsubayashi de Uji. Durant ma résidence à la Villa Kujoyama, j’ai fabriqué 25 bols à thé avec 4 différentes terres : de la porcelaine, de la terre de Shigaraki, de la terre de Bizen transmise par Shiro Shimizu et de la terre de Uji transmise par Yusuke Matsubayashi. Chaque terre suggérait une posture différente. Inspirée par tout ce j’ai pu observer, toucher pendant mon séjour, le processus de fabrication s’est inscrit dans une certaine lenteur, un rapport quotidien. Pour répondre à l’invitation du commissaire d’exposition Hirokazu Tokuyama, ces pièces ont été exposées crues au mois de juin dernier à @KCUA, galerie de l’Université des Arts de la Ville de Kyoto. À l’issue de cet événement, je transmettais à cinq céramistes du Kansaï ces 25 pièces en les invitant à les émailler et les cuire dans leur propre four. Ma résidence arrivait à son terme et ce projet allait continuer à évoluer en mon absence.

Le 25e anniversaire de la Villa Kujoyama et le séminaire Intelligence collective, la construction de nouveaux savoirs offraient une occasion idéale pour montrer ces pièces cuites.

La notion de rencontre est au coeur de ce projet. Le bol à thé a été le support de rencontres durant mon séjour. Alors que je pouvais ressentir au quotidien un décalage avec mon environnement, quand on m’offrait le thé je pouvais être dans le ressenti pur, sans filtre. Ce projet est une invitation à la rencontre de savoir-faire, de territoires, de cultures, de personnes. Le processus a autant d’importance que le produit fini et j’espère que ces objets le donnent à voir. Il pose aussi la question suivante : comment la rencontre nous change-t-elle ?

Quand j’ai découvert les pièces achevées, j’ai pu constater que chaque céramiste s’était approprié cette expérience différemment, suivant sa personnalité, sa technicité, sa culture. Je les remercie d’avoir accepté de participer à cette proposition inhabituelle, qui n’était pas sans risque. L’épreuve du feu reste toujours un moment sensible, à la frontière entre maîtrise et non-maîtrise. Cette oeuvre collective, constituée de 25 propositions uniques, porte l’empreinte de chacun et j’en suis très touchée. J’espère que ces pièces serviront au Japon comme en France à créer de nouveaux moments de rencontre, entre des personnes, entre des sensibilité, entre les cultures.

Je poursuis cette recherche sur le bol à thé dans le cadre du programme La céramique comme expérience à l’École Nationale Supérieure d’Art de Limoges. La céramique est mise en regard du numérique et des techniques du verre. Je cherche à créer un nouveau territoire sensible, entre cette expérience japonaise et le patrimoine porcelaine de la ville de Limoges.

Je remercie toute l’équipe de la Villa Kujoyama, en particulier Christian Merlhiot, indispensables à la réussite de ce projet. J’invite maintenant chaque céramiste qui le souhaite à faire part de son expérience : quelles questions ce projet a-t-il posées ? Quelles techniques spécifiques ont-elles été utilisées ? »

Eiji Uematsu :
« Bonjour, je suis Uematsu Eiji, j’habite dans l’agglomération de Iga qui est de l’autre côté de la montagne par rapport à l’agglomération de Shiga. Plus précisément, je suis dans un hameau qui s’appelle Maru Ba Shiba. J’ai rencontré Émilie pour la première fois au début de son séjour en janvier 2016, ensuite quand Émilie a exposé ses oeuvres avant la cuisson, à la Galerie @KCUA. Il se trouve que moi-même j’ai exposé un certain nombre de mes oeuvres au même moment à la galerie @KCUA. Mais j’ai eu l’occasion de rencontrer Émilie avant son exposition et je me souviens qu’elle m’a semblé davantage comme une chercheuse plus qu’une céramiste. Déjà, je n’imaginais pas qu’Émilie créerait des bols à thé, s’intéressait particulièrement aux bols à thé. Quand je suis rentré dans la salle d’exposition, c’était vraiment une grande surprise, parce que les 25 bols à thé étaient exposés crus, dans cette grande salle, d’une manière tout à fait naturelle et discrète. Cela m’a surpris parce qu’au Japon il est rare pour un céramiste d’exposer crus, dans cette grande salle, d’une manière tout à fait naturelle et discrète. Cela m’a surpris parce qu’au JAPON il est rare pour un céramiste d’exposer des pièces avant la cuisson. Et ce n’est pas la seule surprise, en fait, j’ai vécu une série de surprises ! Après la première surprise, on m’a dit qu’Émilie voulait confier ses œuvres aux 5 céramistes. Donc ça aussi, c’était quelque chose de très surprenant. Donc 25 bols crus ont été confiés à 5 céramistes, soit 5 chacun. À travers les bols à thé qu’elle a confectionné, elle a voulu les confier à 5 céramistes différents et après avoir exposé ces œuvres crues, elle a voulu les exposer cuites aujourd’hui et là je comprends à travers ses gestes et ses actions qu’Émilie apprécie beaucoup le lien tissé entre nous à travers ses œuvres. Aujourd’hui j’ai l’impression qu’à travers les œuvres d’Émilie qui jouent une espèce de vecteur et le temps que nous avons passé, chacun, de manières différentes, le temps que nous avons vécu séparément converge dans la réalisation de ces bols à thé et qui relient les objets et les personnes. J’ai passé un temps très riche à travers la réalisation de ces objets parce qu’ils concrétisent l’idée d’Émilie qui a souhaité relier différentes personnes à travers ses œuvres et la VILLA KUJOYAMA offrait un cadre idéal pour sa réalisation en tant qu’institution qui relie la France et le Japon. Nous sommes devant des œuvres qui dépassent bien la dimension artisanale. Ce sont des œuvres artistiques, faites par un artiste : les œuvres d’Émilie nous surprennent parce qu’elles sont peu conventionnelles, et je suis sûr que ce travail va créer un temps qui circulera autrement entre les gens. Émilie, félicitations, je suis vraiment content d’avoir fait parti de ce projet.»

Tani Q :
« Bonjour, je suis Tani Q. Je suis un céramiste qui travaille dans l’agglomération de Shigaraki dans le département de Shiga. J’aimerais remercier Uematsu san d’avoir bien expliqué l’historique du projet. J’aimerais dire quelques mots sur ma propre expérience, mes sentiments personnels. Je travaille avec un four à bois Anagama, composé d’une seule chambre qui fait 4 mètres de profondeur. Les pièces que m’a confiées Émilie étaient réalisées avec de la terre que je cuisais pour la première fois. La nature de la terre est très importante parce que les couleurs qui vont ressortir dépendent de la nature de la terre. À l’intérieur d’un four, suivant l’endroit où les bols sont disposés, il y a une différence qui peut aller jusqu’à 100 degrés. La température de cuisson est comprise entre 1100° et 1200°. La première étape a été de m’asseoir devant le four durant toute une journée et réfléchir à la manière dont j’allais les disposer ; je faisais différentes simulations. La technique de cuisson que j’utilise date de l’époque EDO ; elle a en partie disparu et je fais des recherches pour la retrouver. Cela fait 3 ans que je travaille sur ce type de cuisson des fours Anagama de Shigaraki de cette époque. Cette expérience m’a aidé à imaginer comment pouvaient réagir les bols pendant la cuisson. Habituellement, on dit souvent qu’il y a une grande part de hasard qui intervient pendant la cuisson. Je ne crois pas à cela. Je pense qu’il arrive ce qui avait été prévu en amont. On ne peut pas se trahir en revendiquant la part de hasard. J’ai réussi à prévoir le meilleur moment, pour les installer ou les retirer du four. La durée de cuisson est de 8 jours environ. Toute mon intuition était investie pour repérer le meilleur moment, ce moment clé. À propos de céramique, la beauté des couleurs correspond à mes attentes. La terre de Shigaraki contient du fer, ce qui donne une couleur rouge avant cuisson, et plus sombre après cuisson. Nous sommes devant les œuvres d’Émilie, c’est vrai mais la qualité de la terre et le temps investi dans cette expérience influence le résultat. Quand je repense à cette expérience, cela fait écho avec ce qu’évoquait SHIMZU san (à l’occasion du séminaire) qui a parlé de l’identité reconstruite et l’identité libérée du rationalisme occidental et j’étais moi-même imprégné dans un processus qui était libérateur pour moi pour reconstruire mon « moi ». Je suis vraiment heureux d’avoir fait parti de ce projet et d’être là aujourd’hui et je remercie beaucoup Émilie. »

Takeshi Shimizu :
« J’habite dans la région de TAMBA, dans le département de HYOGO, dans la ville de Sasayama. Je ne suis pas certain de pouvoir parler des aspects techniques de la réalisation. Je ne sais pas ce qui vous intéresse. Je reviens un petit peu à la nature de ce projet ; chaque céramiste s’est vu confier 5 bols à thé faits de 5 terres différentes. Aucun des 5 bols qui m’ont été confiés n’étaient faits à partir de terre avec laquelle j’ai l’habitude de travailler. Devant moi, les horizons étaient opaques. J’utilise le même type de four que Tani Q. Un four à bois Anagama. La cuisson a duré 4 jours ce qui signifie qu’il faut prendre le relais pour alimenter le feu. Ma femme et moi-même avons alterné. Les pièces réalisées en porcelaine et avec la terre de Shigaraki correspondent à ce que j’imaginais. La grande inconnue portait sur la terre de Uji transmise par Matsubayashi san. Dans les pièces qu’a modelées Émilie on peut reconnaitre différent types de formes : celles de forme ouverte sont constituées de la terre de Asahi-Yaki. Les résultats amènent à lire la diversité de chaque céramiste. Et c’est quelque chose que j’ai vraiment apprécié comme expérience parce que sans le projet d’Émilie, je n’aurais jamais eu cette expérience de faire ce constat de diversité, qui reflète la personnalité de chaque céramiste. Le projet d’Émilie était, d’une certaine manière un projet conceptuel, une approche conceptuelle. Ce projet m’a permis de constater beaucoup de choses auxquelles je n’aurais jamais pensé dans ma vie quotidienne, dans mon cadre habituel. Et surtout, un point qui me semble important est que, à travers ce projet, j’ai pu reconsidérer le processus de cuisson, c’est-à-dire que la cuisson fait partie de nombreux procédés différents qui existent dans la réalisation d’un objet céramique mais c’est la cuisson qui peut faire changer, faire évoluer énormément et être source d’un certain développement inattendu dans la réalisation. Et je dois à ce projet cette attitude renouvelée avec une attention nouvelle au processus de cuisson. Comme vous voyez, les mots ne me viennent pas facilement donc j’aimerais plutôt dire quelque chose en vous répondant si vous voulez me poser des questions, si vous avez des questions plus précises.»

Shiro Shimizu :
« Bonjour, je travaille à Kyoto. J’ai rencontré Émilie en France il y a 7 ans à l’occasion d’une exposition consacrée aux échanges franco-japonais qui invitait 10 céramistes japonais et 10 céramistes français. Elle était venue à l’occasion du vernissage ; sur place, nous avons échangé quelques mots et, je ne sais pas comment ça s’est passé mais Émilie m’a invité à venir visiter son atelier et nous avons passé toute une journée ensemble. Nous communiquions en anglais et Émilie a vraiment porté une grande attention pour qu’il y ait une bonne communication entre nous, elle parlait très lentement. J’étais en France depuis presque un mois et personne ne m’avait parlé avec autant d’attention. Tout le monde parlait à toute vitesse et je comprenais à peine mais Émilie nous parlait avec gentillesse et ça m’a vraiment impressionné et je l’ai sentie vraiment très proche. Et comme elle parlait très lentement, je ne pouvais pas faire semblant de ne pas comprendre ce qu’elle disait ; il ne suffisait pas juste de faire « oui » de la tête ; avec mon anglais qui est loin d’être parfait j’essayais de dire ce que j’avais vraiment envie de dire et à ce moment-là nous avons réussi à établir une bonne communication. Après cette rencontre nous sommes restés sans nous donner de nouvelles et l’année dernière j’ai commencé à recevoir des e-mails de la part d’Émilie mais, comme je reçois chaque jour un nombre assez important de courriels en provenance de l’étranger, je ne les ai pas ignorés mais, je n’ai pas répondu. Je suis resté sans répondre. Bien sûr, je me souvenais, je me souvenais bien d’Émilie. Et, au bout d’un certain temps, c’est Masako (Masako Kotera, chargée de mission culturelle à la Villa Kujoyama) qui m’a envoyé un message m’indiquant que j’avais dû recevoir des courriels d’Émilie. Là, j’ai repris les choses en main et j’ai invitée Émilie à différentes occasions. Je l’ai invité chez moi ; je l’ai même conviée à venir travailler participer à une journée dédiée à la préparation de la terre de BIZEN que nous avons appris à fouler aux pieds. Pendant le séjour d’Émilie de 6 mois, elle a dû venir chez moi une dizaine de fois. Je crois que c’est la cas pour tous les céramistes présents ici : nous n’aimons pas beau- coup qu’une personne étrangère vienne chez nous parce que cela peut être vécu comme une intrusion ; nous n’avons pas l’habitude d’accueillir des personnes de l’extérieur. Mais Émilie a un côté « japonisé » je dirais, « tatamisé ». Elle vient à chaque fois avec son déjeuner, son bento, et elle nous apportait des petits gâteaux. Ce sont ces petites attentions qui la caractérisent et qui me touchent et qui font que nous n’avons plus de barrières psychologiques pour l’accueillir et j’ai passé un très bon moment avec elle. Donc, les 5 bols m’ont été confiés et déjà, être parmi les 5 céramistes, être à côté de grands céramistes, cette invitation m’honore. Mais, plus concrètement, j’ai des fours électriques, à gaz, et au charbon mais je n’ai pas de four à bois. Le premier obstacle que je rencontre dans la production quotidienne est de savoir ce qu’on peut faire et comment le faire. Contrairement à d’autres régions de céramique, comme Bizen, où il y a la terre de Bizen, le four de Bizen, il suffit de travailler selon la tradition. Mais, à Kyoto, il n’y a pas cette tradition et je cherche à extraire de l’argile et je vais dans les quartiers dont les noms sont indiqués comme ceci : Kyomizu ou Utsuwa ou encore Yozaka. Avec Émilie, nous sommes allés chercher de la terre argileuse ici, à Kujoyama. Dans les conditions matérielles peu privilégiées dans lesquelles nous travaillons habituellement à Kyoto, les bols qui m’ont été confiés étaient réalisés à partir de terres de grande qualité. Et, la grande question était de savoir à quelle température j’allais cuire ces pièces. Je savais que s’il fallait cuire à haute température, je ne pouvais pas rivaliser avec les autres céramistes donc j’ai décidé d’opter pour une cuisson à basse température, à 1000° degrés environ, comme les céramiques de Raku-Yaki. Avec la terre de Shigaraki, si on cuit à une température basse, la terre ne se vitrifie pas et les pièces ne sont pas étanches. J’ai donc mis de la laque (urushi) sur les pièces pour les imperméabiliser. Et les parties qui étaient en contact avec le charbon ont fêlé et avec la laque on peut réparer cette détérioration. Il y a une très fine couche de laque. La cuisson a duré 4 heures. S’il devait y avoir une suite à ce projet, j’aimerais pouvoir explorer la terre extraite en France. »

Yusuke Matsubayashi :
« Je travaille à UJI, région productrice de thé. J’appartiens à la maison Asahi-Yaki. Je suis né dans une famille qui fait de la céramique depuis plus de 400 ans ; je représente la XVIe génération. Comme il a été déjà dit, il existe une grande variété de terres, et chez moi nous utilisons la terre de UJI. L’atelier est équipé d’un four à bois Noborigama qui est constitué de 4 chambres. Habituellement une cuisson dure 3 jours et les 2 premiers jours sont consacrés à la pré-cuisson. Chaque chambre demande environ 6 heures de cuisson à la pleine température. Le projet d’Émilie est vraiment unique. Au début, cela me semblait très étrange mais, au fur et à mesure que nous nous engagions dans ce projet, nous nous sommes très attachés. On nous a confié 5 bols faits à partir de terres que nous n’avons pas choisis et les bols eux-même étaient fabriqués par un autre céramiste. Alors disons que je me sentais comme un cuisinier qui se retrouve devant un poisson choisi par un autre et on me dit, voilà, faites ce que vous voulez. Alors je disais tout à l’heure que ce projet me semblait tout à fait étrange parce que, dans notre métier, la cuisson, surtout la cuisson au bois, est un procédé très difficile et demande beaucoup de rigueur et demande beaucoup de réflexion et, en général, avant la cuisson, nous arrivons quand même à avoir une vision finale vers laquelle on peut se diriger. Or, avec les bols faits par Émilie, l’image finale était complètement inconnue et je ne pouvais pas avoir l’image finale de ces pièces, c’était au-dessus de mon imagination. D’ailleurs Émilie, à ce moment-là était déjà partie et elle-même avait laissé l’avenir décider du sort de ses bols. J’ai choisi une trajectoire dont je n’étais pas du tout certain. Mais finalement ce projet a été une expérience inouïe parce que cela m’a permis de vivre un environnement d’une façon tout à fait nouvelle. Ce que je voulais souligner, ce que ce projet nous offre c’est une nouvelle idée, une nouvelle façon de produire. C’est-à-dire que nous ne nous dirigeons pas vers un endroit déjà connu ; nous nous dirigeons, et nous nous sommes dirigés vers un inconnu. J’y vois aussi une dimension sociale et ce travail est le fruit d’une participation commune, de travail collectif et, à propos de la propriété, on ne peut pas vraiment dire qui est l’auteur de ces œuvres. Je me demande si Émilie savait déjà que son projet aboutirait à ce beau résultat en offrant à tout le monde l’occasion de se réunir vers un projet commun et de ce point de vue, je ne peux que féliciter ce projet et la qualité des produits qui en sortent. Et je crois que Monsieur Shimizu (à l’occasion du séminaire) a évoqué un petit peu tout à l’heure mais, ce qui est fascinant dans ce projet, c’est qu’il n’a pas de fin. En fait, je suis sûr qu’il y aura des suites et moi-même j’ai passé un mois en Angleterre pour développer mon travail et j’aimerais que nous ayons l’occasion de travailler, soit avec la terre qui vient de France, soit d’aller en France pour produire des objets. J’attends vraiment la suite. Merci beaucoup. »

Christian Merlhiot :
« En guise de conclusion, je tiens à remercier sincèrement Émilie Pedron et les cinq céramistes qui ont collaboré avec elle ; pour leur engagement et la richesse de cette échange depuis un an et pour les perspectives qu’ouvre ce travail à de futurs développements en France et au Japon. »

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Porcelaine+Shimizu_s
Porcelaine+Matsubayashi
Porcelaine+Uematsu
Porcelaine+Tani
Porcelaine+Shimizu_t
Bizen+Uematsu
Bizen+Tani
 Bizen+Shimizu_s
Bizen+Matsubayashi
Bizen+Shimizu_t
Bizen+Uematsu
Uji+Tani
Uji+Shimizu_t
Uji+Matsubayashi
Uji+Uematsu
Uji+Shimizu_s
Uji+Matsubayashi
Uji+Tani

Sandrine Pigeon; Hirokazu Tokuyama et l’équipe d’@KCUA Gallery; Eiji Uematsu, Tani Q, Takeshi Shimizu, Shiro Shimizu, Yusuke Matsubayashi; Yuko Fusho et l’entreprise Yamamoto; Dairik Amae; la Villa Kujoyama et son équipe; Olivier Severe; Arnaud Rodriguez;

l’ENSA Limoges et l’équipe du Laboratoire de Recherche; le CIAV Meisenthal et son équipe; la DRAC Bretagne; Hiromi Hidano, et la galerie Nunuka Life; Ikuko Asa; Anne Laure Rouxel et l’institut Français; Anne Hozler, Sophie Garcia et la région Bretagne;

Audrey Prudhomme (design graphique) et Grégory Delauré (webdesign & développement) ; Marion Bardavid ; Soizic Arin ; Claire et Jean Pierre Pedron.

Cette publication est soutenue par la Villa Kujoyama, établissement artistique du réseau de coopération culturelle du Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
Relevant de l’Institut français du Japon, elle agit en coordination avec l’Institut français et bénéficie du soutien de la Fondation Bettencourt Schueller, qui en est le mécène principal.

Écouter la terre a bénéficié de l'aide à la création de la DRAC Bretagne en 2018. Certains chawan ont été retouchés selon la technique du kintsugi, que j’ai acquise durant mon séjour à Kyoto en novembre 2019.

Ce projet à vu le jour dans le cadre de la convention Région Bretagne - Institut Français et à bénéficié de l’appui du département des Côtes d’Armor.

remerciements
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